16

PÂRIS

 

À cet instant, ma tête remonta à la surface.

Très désorientant. Moi qui avais été si sûre de couler !

La houle acharnée m’expédia contre d’autres rochers qui me mordirent le dos et, à force, expulsèrent l’eau de mes poumons en torrents énormes et stupéfiants qui dégoulinèrent de ma bouche et de mon nez. Le sel me brûlait à l’intérieur, le liquide qui encombrait ma gorge m’empêchait d’aspirer une goulée d’air, et les pierres meurtrissaient mes omoplates et mes reins. En dépit des vagues qui mugissaient autour de moi, je ne bougeais plus. Partout, je n’apercevais que la mer, la mer, la mer qui léchait mon visage.

— Respire ! m’ordonna une voix anxieuse.

Pas celle d’Edward. J’éprouvai un brusque élancement lorsque je la reconnus.

Je ne parvins pas à obtempérer. Les cascades qui jaillissaient de ma bouche ne s’interrompaient pas assez longtemps pour que j’arrive à reprendre mon souffle, et l’eau sombre et glacée s’infiltrait de nouveau dans mes poumons.

— Respire, Bella ! Allez ! Respire ! me supplia Jacob.

Des taches noires s’épanouirent devant mes yeux, de plus en plus grosses, obscurcissant la lumière. Je me heurtai contre un rocher. Il n’était pas gelé comme l’océan. Il était même chaud. Je compris qu’il s’agissait de la main de Jake qui frappait mon dos pour m’obliger à recracher ce qu’il restait d’eau à l’intérieur de moi. La barre de fer qui m’avait tirée hors de la mer avait été également... chaude... J’avais le vertige ; les points noirs cachaient tout. Étais-je en train de mourir une deuxième fois ? Sauf que je n’aimais pas cette mort, elle n’était pas aussi bien que la précédente. Désormais, il n’y avait plus que l’obscurité, sans rien qui valût la peine d’être regardé. Le bruit des vagues s’estompa dans les ténèbres, se réduisant à un murmure qui paraissait provenir de mes oreilles...

— Bella ? demanda Jacob, un peu moins tendu qu’auparavant. Bella chérie, tu m’entends ?

Le contenu de mon crâne tanguait et balançait de manière nauséeuse, comme s’il avait rejoint la mer déchaînée.

— Depuis combien de temps a-t-elle perdu conscience ? s’enquit quelqu’un d’autre.

Cette voix-là me ramena à la réalité. Je me rendis compte de mon immobilité. Le courant avait disparu, les ballottements ne se trouvaient plus que dans ma tête. La surface sur laquelle j’étais allongée, dure et stable, griffait vaguement mes bras nus.

— Je ne sais pas, répondit Jacob avec des accents frénétiques.

Il paraissait tout proche. Des mains, si chaudes qu’elles ne pouvaient que lui appartenir, écartèrent mes cheveux de mes joues.

— Quelques minutes ? enchaîna-t-il. Il ne m’a pas fallu longtemps pour la tirer sur la plage.

Le chuchotis dans mes tympans n’était pas les vagues, mais l’air qui soulevait de nouveau mes poumons. Chaque inspiration et expiration me brûlait, les conduits à vif, comme frottés au papier d’émeri. Mais bon, j’étais vivante. Et je grelottais. Des milliers de gouttelettes glaciales transperçaient ma peau, renforçant l’impression de froid.

— Elle respire. Elle va revenir à elle. Nous devrions la mettre au chaud. Je n’aime pas beaucoup cette pâleur...

J’identifiai Sam.

— Tu crois qu’on peut la déplacer ?

— Elle ne s’est pas blessé le dos ni rien quand elle est tombée ?

— Aucune idée.

Ils hésitaient. J’essayai d’ouvrir les paupières. D’abord, je ne distinguai rien d’autre que les nuages violet sombre qui déversaient leur pluie gelée sur moi.

— Jake ? croassai-je.

Son visage envahit mon champ de vision.

— Oh ! souffla-t-il, et le soulagement se dessina sur ses traits. Oh, Bella ! Tu vas bien ? Tu m’entends ? Tu as mal quelque part ?

— J-juste à... à la g-gorge, bégayai-je, en claquant des dents.

— Dans ce cas, nous allons t’emmener d’ici, décida-t-il.

Glissant un bras sous moi, il me souleva sans effort, comme s’il avait ramassé une boîte vide. Son torse nu était tiède. Il se courba pour tenter de me protéger de l’averse. Ma tête roula sur son coude, et je contemplai sans le voir l’océan furieux qui maltraitait la grève.

— Tu l’as ? lança Sam.

— Oui. Je m’occupe d’elle. Toi, retourne à l’hôpital. Je t’y rejoindrai plus tard. Merci, Sam.

Toujours étourdie, je mis un moment à comprendre ces mots. Comme Sam ne répondait pas, je me demandai s’il avait déjà filé. La mer dévorait le sable, ruait, comme si elle avait été énervée que je lui aie échappé. Mes yeux anxieux aperçurent un éclat de couleur, une flammèche qui dansait sur la houle sombre, loin au large. Ça n’avait pas de sens. Étais-je dans les vapes ? J’étais hantée par le souvenir de l’eau noire bouillonnante, par celui d’être tellement perdue que je ne savais plus où étaient le haut, le bas. Perdue... et pourtant Jacob... Jacob qui courait à moitié en direction de la route.

— Comment m’as-tu trouvée ? haletai-je.

— Je te cherchais. J’ai suivi les traces de pneu de ta voiture, et puis je t’ai entendue hurler... (Il frissonna.) Pourquoi as-tu sauté, Bella ? Tu ne t’es pas doutée qu’une tempête se préparait ? Tu n’aurais pas pu m’attendre ?

La colère était en train de prendre le pas sur son soulagement.

— Désolée, marmonnai-je. C’était idiot.

— Tu peux le dire ! s’exclama-t-il en hochant le menton, m’aspergeant de gouttes de pluie. Ça ne t’ennuierait pas de garder les bêtises pour quand je suis là ? Je n’arriverai pas à me concentrer si je passe mon temps à t’imaginer en train de plonger des falaises derrière mon dos.

— D’accord. Pas de problème.

Je toussais, telle une grosse fumeuse. Je voulus m’éclaircir la gorge, grimaçai de douleur.

— Que s’est-il passé ? repris-je. Avez-vous mis la main sur... elle ?

Je tremblai, malgré la chaleur ahurissante qui émanait de son corps.

— Non, répondit-il en secouant la tête, elle a sauté dans l’eau. Sur ce terrain-là, les buveurs de sang nous dominent largement. C’est pourquoi je me suis rué ici. J’avais peur qu’elle nous devance à la nage. Tu passes tellement de temps sur la plage...

— Sam est rentré avec toi... tout le monde est à la maison ?

J’espérais qu’ils ne continuaient pas à la traquer.

— En quelque sorte.

Je m’efforçai de déchiffrer son expression. Ses yeux étaient plissés, soit parce qu’il s’inquiétait, soit parce qu’il avait du chagrin. Soudain, ses paroles précédentes firent mouche.

— Tu as parlé d’hôpital... il y a un blessé ? Elle s’est battue ?

Ma voix avait déraillé dans les aigus, ce qui donnait un résultat bizarre, vu sa toute nouvelle raucité.

— Non, non. C’est Emily qui nous l’a annoncé. Harry Clearwater a eu une attaque ce matin.

— Harry ? Oh, non ! Charlie est au courant ?

— Oui. Il est à son chevet. Avec mon père.

— Harry va s’en sortir ?

— Pour l’instant, nous n’avons pas beaucoup d’espoir, soupira-t-il.

Tout à coup, la culpabilité me donna la nausée. Je m’en voulus de cet imbécile de plongeon du haut des falaises. Ils avaient d’autres priorités que s’inquiéter pour moi. J’avais vraiment choisi le mauvais moment !

— Qu’est-ce que je peux faire ?

La pluie cessa brutalement, et je me rendis compte que nous étions déjà chez Jacob, à l’abri. Dehors, la tempête redoublait.

— Reste ici, m’ordonna-t-il en me jetant sur le canapé. Je vais te chercher des fringues sèches.

Je laissai mes yeux s’habituer à la pénombre pendant que Jacob filait dans sa chambre. Sans Billy, la pièce surchargée paraissait vide, presque désolée. Un peu menaçante aussi, sans doute parce que je savais où il se trouvait. Jake revint au bout de quelques secondes et me lança un tas de tissu gris.

— Ça risque d’être bien trop grand, mais je n’ai rien de mieux. Euh... je sors pendant que tu t’habilles.

— Inutile, je suis trop crevée pour bouger, de toute façon. Tiens-moi plutôt compagnie.

Il s’assit sur le plancher, tout près de moi, tête contre le canapé. Quand avait-il dormi pour la dernière fois ? Il paraissait aussi épuisé que moi. Il bâilla.

— Un peu de repos ne me ferait pas de mal, j’imagine...

Il ferma les yeux, je l’imitai.

Pauvre Harry ! Et Sue ! Charlie allait être dans tous ses états. Harry était l’un de ses meilleurs amis. En dépit du pessimisme de Jake, j’espérais que tout allait s’arranger. Pour Charlie. Pour Sue, Leah et Seth...

Le canapé était placé juste à côté du radiateur, et j’étais réchauffée, à présent, en dépit de mes vêtements mouillés. Mes poumons irradiaient d’une douleur qui me poussait plus au sommeil qu’à l’insomnie. Je m’en voulus vaguement de m’assoupir... ou était-ce que j’étais en train de succomber à une commotion ? Jacob se mit à ronfler doucement en produisant un son aussi apaisant qu’une berceuse. Je ne tardai pas à sombrer.

Pour la première fois depuis très longtemps, mon rêve se borna à être normal. Un catalogue brouillé de vieux souvenirs – des visions aveuglantes du soleil à Phœnix, une vieille cabane délabrée dans un arbre, un plaid aux couleurs fanées, un mur de miroirs, une flamme à la surface des eaux noires... J’oubliais les images au fur et à mesure qu’elles défilaient. Seule la dernière se grava dans ma mémoire. Elle n’avait pas plus de sens qu’un décor de théâtre. Un balcon nocturne, une lune peinte dans le ciel. Je contemplai la jeune fille en chemise de nuit penchée au-dessus de la rambarde et se parlant à elle-même. Insensé... Pourtant, quand je refis surface (difficilement), Juliette hantait mon esprit.

Jacob dormait encore. Il s’était affalé sur le sol, et sa respiration était profonde et régulière. La maison s’était assombrie, il faisait nuit, de l’autre côté des fenêtres. J’étais engourdie, mais j’avais chaud, et mes habits avaient presque séché. Ma gorge me brûlait chaque fois que j’inspirais un peu d’air.

J’allais devoir me lever, ne serait-ce que pour me servir un verre d’eau, mais mon corps ne désirait qu’une chose – rester allongé, ne plus jamais bouger. Plutôt que m’agiter, donc, je songeai à Juliette. Comment aurait-elle réagi si Roméo l’avait quittée, non parce qu’il avait été exilé, juste parce qu’il ne s’intéressait plus à elle ? Et si Rosaline n’avait été indifférente à Roméo, et qu’il avait changé d’avis et l’avait épousée ? Si, au lieu de s’unir à Juliette, il avait disparu, purement et simplement ? Il me semblait savoir ce qu’elle aurait ressenti. Elle n’aurait pas repris le cours normal de son existence, pas exactement du moins. Elle n’aurait même pas poursuivi son chemin, j’en étais persuadée. Elle aurait bien pu vivre jusqu’à être vieille et chenue, chaque fois qu’elle aurait fermé les paupières, ça aurait été le visage de Roméo qui se serait imposé à elle, ce qu’elle aurait fini par accepter.

Se serait-elle mariée à Pâris, en fin de compte, au moins pour contenter ses parents et avoir la paix ? Non, sans doute. Il est vrai que la pièce ne faisait pas grand cas de Pâris. Il n’était qu’un personnage secondaire, un figurant, une menace, un moyen de forcer la main de Juliette. Mais s’il avait été plus important que cela ? S’il avait été l’ami de Juliette ? Son meilleur ami ? Le seul à qui elle eût pu confier son aventure dévastatrice avec Roméo ? Le seul qui la comprît réellement et lui redonnât le sentiment d’être humaine ? S’il avait été patient et tendre ? S’il avait pris soin d’elle ? Et si Juliette avait su que, sans lui, elle ne survivrait pas ? S’il l’avait profondément aimée et n’avait désiré que son bonheur ? Et... si, de son côté, elle avait aimé Pâris ? Pas comme Roméo, rien de tel, bien sûr, mais suffisamment pour avoir envie elle aussi de le rendre heureux ?

Le souffle de Jacob était le seul bruit dans la maison, telle une berceuse fredonnée à un enfant, tel le chuchotement d’un rocking-chair, tel le tic-tac d’une vieille pendule quand on n’a besoin d’aller nulle part... le son du réconfort.

En admettant que Roméo fût vraiment parti sans intention de retour, cela importait-il ou non que Juliette acceptât l’offre de Pâris ? Elle aurait peut-être dû essayer de faire avec les pauvres restes d’existence que l’autre avait laissés derrière lui. La seule façon, certainement, d’atteindre au plus près du bonheur.

Je soupirai – puis gémis quand ma gorge m’élança. Je me laissais emporter par mon imagination. Roméo n’aurait pas tourné casaque. C’est pour cette raison qu’on se souvenait de lui, et d’elle : Roméo et Juliette. Voilà pourquoi aussi c’était une bonne histoire. Juliette se contente de Pâris n’aurait jamais eu de succès.

Je refermai les yeux et me renfonçai dans la somnolence, autorisant mon esprit à s’éloigner de cet imbécile de drame auquel je ne voulais plus penser. À la place, je me focalisai sur la réalité. Sur mon plongeon, la stupidité dont je m’étais rendue coupable. Pas que là, d’ailleurs – la moto, mon irresponsabilité quand j’avais voulu jouer les fend-la-bise. Et si j’avais eu un accident grave ? Quels ravages cela aurait-il provoqué chez Charlie ? La crise cardiaque de Harry avait soudain remis les choses à leur juste place, dans une perspective délicate, parce qu’elle supposait que j’accepte de changer d’attitude. Or, étais-je capable de vivre ainsi ?

Pourquoi pas ? Ce ne serait pas aisé. Ce serait même carrément atroce de devoir renoncer à mes hallucinations auditives pour tenter de devenir adulte. Mais c’était ainsi, malgré tout, sûrement, qu’il me fallait agir. Et j’y arriverais peut-être. Si j’avais Jacob pour me soutenir. C’était une décision que je ne pouvais pas prendre maintenant. Elle était trop douloureuse. Pensons à autre chose.

Des images de mes actes inconsidérés défilèrent dans ma tête pendant que je m’efforçais de trouver un sujet de méditation agréable... la sensation de l’air durant la chute, la noirceur de l’eau, les remous du courant... le visage d’Edward... (Je m’attardai un moment sur celle-ci.) Les mains chaudes de Jacob qui s’acharnaient à ramener la vie en moi... les aiguilles de pluie déversées par les nuages violets... l’étrange flamme flottant sur la houle... Cet éclat de couleur avait quelque chose de familier. Naturellement, il ne pouvait s’agir de feu...

Ma songerie fut interrompue par un chuintement de pneus sur la route boueuse. La voiture s’arrêta devant la maison, on claqua des portières. J’envisageai de m’asseoir, y renonçai. Billy – la voix facilement identifiable – parlait tout bas, si bien qu’on ne percevait qu’un grommellement sourd. La porte d’entrée s’ouvrit, la lumière s’alluma. Aveuglée, je battis des paupières. Jake se réveilla en sursaut et, haletant, sauta sur ses pieds.

— Excusez, marmonna son père. Vous dormiez ?

Peu à peu, ma vision s’accoutuma à la clarté. Lorsque je déchiffrai l’expression de Billy, mes yeux se remplirent de larmes.

— Oh, Billy ! gémis-je.

Il opina lentement, le visage lourd de tristesse. Jake se précipita vers lui, prit sa main. Soudain, le chagrin dotait les traits de Billy d’une surprenante jeunesse, surtout au-dessus de son corps de vieil homme. Derrière lui, Sam poussait son fauteuil. Lui, habituellement si stoïque, semblait ravagé.

— Je suis tellement désolé, chuchota-t-il.

— C’est un coup dur, acquiesça Billy.

— Où est Charlie ? demandai-je.

— Encore à l’hôpital. Avec Sue. Il y a des tas de... démarches à accomplir.

J’avalai ma salive.

— Je ferai mieux d’y retourner, marmonna Sam en s’éclipsant rapidement.

Billy retira sa main à Jacob et propulsa sa chaise à travers la cuisine, jusque dans sa chambre. Jake le suivit des yeux puis vint se rasseoir sur le plancher, près de moi. Il enfouit son visage dans ses paumes, et je lui frottai les épaules, regrettant d’être à court de mots. Au bout d’un long moment, il attrapa mes doigts et les porta à sa joue.

— Comment vas-tu ? murmura-t-il. Tu tiens le choc ? J’aurais sans doute dû t’emmener chez le médecin.

— Ne t’inquiète pas pour moi, croassai-je.

Il tourna la tête, me regarda. Ses yeux étaient bordés de rouge.

— Tu n’as pas l’air en très grande forme, pourtant.

— Parce que je ne me sens pas en très grande forme.

— Je vais aller chercher ta voiture, puis je te raccompagnerai chez toi. Il vaudrait sûrement mieux que tu y sois quand Charlie rentrera.

— Tu as raison.

Dénuée d’énergie, je restai vautrée sur le canapé en attendant qu’il revienne. De la chambre de Billy ne me parvenait pas un bruit. J’avais l’impression d’être une voyeuse, à espionner ainsi à travers les fentes d’un chagrin qui n’était pas le mien. Jake fut rapide, et le rugissement de la camionnette rompit le silence plus tôt que je l’avais prévu. Sans un mot, il m’aida à me lever du sofa et n’ôta pas son bras de ma taille lorsque l’air froid du dehors déclencha mes frissons. D’autorité, il s’installa au volant puis m’attira vers lui afin de prolonger l’étreinte. Je me laissai aller contre son torse.

— Comment rentreras-tu ?

— Je ne rentrerai pas. Nous n’avons toujours pas attrapé la buveuse de sang, je te signale.

Cette fois, mes tremblements ne devaient rien au froid.

Le trajet se déroula sans que nous échangions un mot. La fraîcheur de la nuit m’avait réveillée. Mon esprit était alerte et en profitait pour fonctionner à tout-va. Pourquoi pas ? songeai-je. N’était-ce pas la bonne chose à faire ? Désormais, je n’imaginais pas mon existence sans Jacob – l’idée de me passer de lui était insupportable. Il était devenu essentiel à ma survie. Mais continuer ainsi, n’était-ce pas... cruel, pour reprendre l’expression de Mike ?

J’avais regretté que Jacob ne fût pas mon frère. En réalité, et je le comprenais à présent, je n’avais jamais désiré que sa présence constante. Elle était si agréable... chaleureuse, réconfortante et familière. Sûre. Jacob était un port où m’ancrer. Je me l’étais approprié, tel était mon pouvoir. Il faudrait que je lui raconte tout, j’en étais consciente. C’était la seule façon d’être équitable. Je serais obligée de lui expliquer clairement, de manière qu’il comprît qu’il n’était pas un pis-aller, et que je ne le méritais pas. Il savait déjà que j’étais détruite, cela ne le surprendrait pas, mais il était nécessaire qu’il mesurât l’ampleur de cette dévastation. Cela irait jusqu’à admettre que j’étais folle – je ne pourrais lui taire mes hallucinations auditives. Avant d’arrêter ma décision, je n’avais d’autre choix que tout lui avouer.

Je devinais cependant que, en dépit de tout cela, il m’accepterait. Il n’y réfléchirait même pas.

Serait-ce une erreur d’essayer de le rendre heureux ? Était-ce si mal que l’amour que j’éprouvais pour lui ne fût qu’un faible écho de ce dont j’étais capable ? Était-ce si mal que mon cœur restât distant parce qu’il était trop occupé à pleurer mon Roméo ?

Jake arrêta la voiture devant la maison plongée dans l’obscurité. Il coupa le moteur, et le silence nous tomba brusquement dessus. Comme tant d’autres fois, Jake semblait au diapason de mes réflexions. Passant son deuxième bras autour de ma taille, il m’écrasa contre lui, comme s’il cherchait à nous lier pour toujours. Une sensation agréable, comme d’habitude. J’avais presque l’impression d’être redevenue une personne complète.

J’avais cru que, à cette heure, ses pensées iraient à Harry. Aussi fus-je surprise par ses paroles.

— Désolé, dit-il sur un ton piteux, je sais que tu ne partages pas forcément ce que j’éprouve pour toi, Bella. Je te jure que ce n’est pas grave. Je suis juste tellement heureux que tu ailles bien que ça me donne envie de chanter. Mais bon, j’ai pitié des autres, ajouta-t-il en riant doucement.

Ma respiration s’accéléra, réveillant ma gorge irritée.

Aussi indifférent fût-il, Edward ne désirerait-il pas que je sois heureuse, du moins autant que les circonstances me le permettaient ? Le peu d’amitié qu’il conservait pour moi ne le pousserait-il pas à me souhaiter au moins cela ? À mon avis, si. Il ne me tiendrait pas rigueur d’offrir un tout petit peu de mon amour – qu’il ne voulait plus – à mon ami Jake. Car cet amour-là était complètement différent.

Jacob pressa sa joue dans mes cheveux. Si je tournai le visage, si j’embrassai son épaule nue, je n’avais aucun doute sur ce qui suivrait. Ce serait très facile. Ce soir, je n’aurais pas besoin de me justifier. Pouvais-je m’y résoudre, cependant ? Aurais-je la force de trahir mon cœur absent afin de sauver ma misérable existence ? Tourner la tête... ne pas le faire... j’avais l’estomac noué.

Alors, aussi claire que si je m’étais retrouvée exposée à un danger, la voix d’Edward résonna à mon oreille.

« Sois heureuse », me chuchota-t-il.

Je me figeai. Percevant ma raideur, Jacob me relâcha aussitôt. Il tâtonna pour ouvrir sa portière. « Attends ! aurais-je voulu lui dire. Rien qu’une seconde. » Sauf que j’étais toujours paralysée, concentrée sur l’écho des mots d’Edward. L’air rafraîchi par la tempête envahit l’habitacle.

— Oh ! souffla Jacob comme si quelqu’un lui avait assené un coup de poing dans le ventre. Nom d’un chien !

Il claqua sa portière tout en remettant le contact. Ses mains tremblaient tellement que j’ignore encore comment il se débrouilla pour y parvenir.

— Que se passe-t-il ?

Il embraya trop vite ; le moteur cala.

— Elle est là ! cracha-t-il. La buveuse de sang !

Je crus que j’allais défaillir.

— Comment le sais-tu ?

— Parce que je la sens, merde !

Il balaya la rue obscure d’un regard frénétique. Il semblait à peine conscient des soubresauts qui secouaient son corps.

— Je m’en occupe ou je te mets à l’abri ? se demanda-t-il à lui-même.

Il me dévisagea brièvement, remarqua ma pâleur et mes yeux horrifiés, examina de nouveau les alentours.

— O.K., je t’éloigne d’ici, décida-t-il.

Il redémarra et effectua un demi-tour sur les chapeaux de roue en faisant crisser les pneus. Les phares éclairèrent le trottoir et la lisière de la forêt, effleurant au passage le capot d’un véhicule garé de l’autre côté de la rue.

— Stop ! criai-je.

Je connaissais cette voiture noire. J’étais tout sauf intéressée par les autos, mais celle-là n’avait aucun secret pour moi. Une Mercedes S 55 AMG dont la puissance et la couleur de l’habitacle m’étaient familières. J’avais senti les douces vibrations de son moteur, humé la riche odeur de sa sellerie en cuir, expérimenté la façon dont ses vitres spécialement teintées donnaient au plein jour des allures de crépuscule. C’était la voiture de Carlisle.

— Stop ! hurlai-je encore plus fort, car Jacob ne m’avait pas obéi.

— Quoi ?

— Ce n’est pas Victoria. Arrête-toi ! Recule !

Il freina à mort, et je dus me retenir au tableau de bord.

— Quoi ? répéta-t-il, ahuri et effrayé.

— C’est la voiture de Carlisle ! Ce sont les Cullen. J’en suis sûre !

Le soulagement qu’il lut sur mon visage l’agita d’un violent frisson.

— Hé, du calme, Jake. Il n’y a aucun danger.

— C’est ça, haleta-t-il en baissant la tête et en fermant les yeux.

Pendant qu’il se concentrait pour ne pas exploser et se transformer, je contemplai l’auto noire par la fenêtre arrière de la Chevrolet. Ce n’était que Carlisle, me convainquis-je. Il était inutile que je m’attende à autre chose. Ou Esmé... « Ça suffit ! » m’ordonnai-je. Juste Carlisle. Déjà énorme. Plus que ce que j’avais jamais espéré.

— Il y a un vampire chez toi, et tu veux rentrer ? siffla Jacob.

De mauvaise grâce – j’avais peur que la Mercedes disparaisse si je cessais de la regarder  –, je lui jetai un coup d’œil.

— Bien sûr !

L’étonnement qu’avait suscité sa question m’avait poussée à lui parler trop sèchement. Pour moi, c’était tellement évident. Jacob se ferma, ses traits reprirent l’aspect figé que j’avais cru disparu pour toujours. Juste avant que le masque ne s’installe, j’eus toutefois le temps de repérer un éclat dans ses prunelles – il se sentait trahi. Soudain, il avait dix ans de plus que moi. Il respira profondément.

— Tu es certaine que ce n’est pas un piège ? demanda-t-il sur un ton pesant.

— Oui. C’est Carlisle ! Ramène-moi.

Un tremblement agita ses larges épaules, mais ses iris restèrent froids et dénués d’émotion.

— Non.

— Jake, ce...

— Non. Vas-y toute seule. Moi, je ne peux pas. Traité ou non, c’est mon ennemi qui est chez toi.

— Ce n’est pas ce que tu...

— Il faut que j’avertisse Sam immédiatement. Ça change la donne. Nous ne pouvons nous permettre d’être surpris sur leur territoire.

— Il ne s’agit pas d’une guerre, Jake !

Sans m’écouter, il mit la camionnette au point mort et sauta dehors.

— Au revoir, Bella, lança-t-il par-dessus son épaule. J’espère vraiment que tu t’en sortiras vivante.

Sur ce, il s’éloigna à toutes jambes dans l’obscurité, tremblant si fort que sa silhouette en paraissait floue. Il s’évanouit avant que j’aie eu le temps de protester. Le remords me submergea. Que venais-je de lui infliger ?

Mes regrets ne durèrent pas, cependant. Je me glissai derrière le volant. Mes doigts tremblaient presque autant que ceux de Jake l’avaient fait. Prudemment, je manœuvrai et revins vers la maison. Lorsque j’éteignis les phares, l’obscurité me parut très dense. Charlie était parti précipitamment, oubliant de laisser la lampe du porche allumée. Le doute s’empara de moi, et je restai là à contempler la maison. Et si c’était un piège ? Je me retournai vers la Mercedes, presque invisible dans la nuit. Non. Je connaissais cette voiture.

N’empêche, je grelottais d’appréhension quand je cherchai mes clés. Je tournai la poignée de la porte, qui s’ouvrit sans difficulté. Le couloir était ténébreux. J’aurais aimé lancer un bonsoir, mais ma gorge était trop sèche, et j’avais le souffle court. J’avançai d’un pas, tâtonnai pour appuyer sur l’interrupteur. Il faisait si sombre... sombre comme l’océan... Où diable était ce bouton ?

Comme la mer, sur laquelle avait clignoté une étrange flammèche orange. Qui ne pouvait être du feu. Mais alors... Mes doigts tâtaient le mur, toujours aussi tremblants, toujours aussi vainement... Soudain, une phrase que Jacob m’avait dite dans l’après-midi me revint en mémoire et prit enfin son sens... « Elle a sauté dans l’eau. Sur ce terrain-là, les buveurs de sang nous dominent largement. C’est pourquoi je me suis rué ici. J’avais peur qu’elle nous devance à la nage. »

Ma main se figea, mon corps aussi quand je compris pourquoi j’avais reconnu la drôle de tache orange dans l’eau. Les cheveux de Victoria, ébouriffés par le vent, couleur feu. Elle avait été là-bas, au même moment que Jacob et moi. Sans Sam, seuls tous les deux... Mon corps était paralysé, mes poumons également.

Tout à coup, la lumière s’alluma, sans que j’y sois pour rien. Je battis des paupières, découvris que quelqu’un était là, qui m’attendait.

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